Les déviates

...chapitre 8
La nuit passée de nouveau dans le canapé déplié fut consommée d'un sommeil profond. Julie se réveille avec lenteur, quitte les limbes sereinement, elle se sent bien, calme, reposée. Elle prend son temps pour s'asseoir au bord du lit, passe ses mains dans ses cheveux puis étend ses bras pour finir son mouvement dans un étirement cambré. Elle se lève et à leur tour ses jambes sont ravivées d'une extension douce et pénétrante. L'instant fugace et délicieux lui tire un sourire, et passé ce court plaisir elle considère son environnement et les détails de sa soirée lui reviennent. Elle reconnait le salon de l'appartement de Carl, remarque ses chaussures rangées près d'elle au sol, chaussures que Carl a certainement défaites hier soir quand il l'a accompagnée jusqu'à ce canapé. Il n'y a pas d'odeur de café, la cuisine attenante est impeccablement rangée et tout est silencieux. Julie plonge sa main dans sa poche et y trouve son téléphone qui lui indique : samedi 29 janvier, 9h34. Elle considère l'information quelques secondes et calcule qu'elle a dormi 15h, la stupeur laisse rapidement place à la faim et Julie décide de rentrer chez elle, ne voulant pas fureter dans les placards de Carl pour y dénicher de quoi se sustenter et voulant surtout se changer. Ses vêtements froissés de sommeil retirent toute élégance à son allure, elle se sent entièrement chiffonnée et a l'impression que sa tenue est devenue inconfortable. Elle pose son manteau sur son avant-bras gauche, arrange sa coiffure dans un petit miroir près du passage vers le bar et s'avance vers la porte qui la sépare de la réserve.
La poignée s'abaisse dans un grincement doux et la porte pivote devant le lourd rideau de toile. Julie l'écarte, referme la porte en faisant encore grincer la poignée et se tourne pour traverser le vestibule sombre. Devant elle la chainette qui interdit le passage est dégrafée d'un côté et gît au sol comme un serpent mort, elle passe de l'ombre de la réserve à la lumière du bar et y retrouve Carl. Le barman qui l'avait entendue passer la porte l'attend en souriant dans la lumière blanche de son bar, seule source de clarté dans la pièce aux rideaux tirés. Il range les derniers paquets de café dans les étagères, se redresse et entreprend de balayer le plancher surélevé derrière le bar.
 
— Je fais toujours un peu de rangement le samedi matin, du coup je t'ai laissé dormir, dit-il d'un air détaché. Je commence à avoir faim, tu veux rester manger ? Il faut qu'on discute de ton avenir proche, le plus tôt sera le mieux. Je nous fais livrer quelque chose ou bien on va au restaurant ? je n'ai pas envie de cuisiner.
— Et moi je n'ai pas envie de sortir...
— Alors ce sera une livraison, le japonais plus haut sur l'avenue est rapide, et c'est excellent.
 
Carl pose son balai, cherche dans le répertoire de son téléphone le nom du restaurant en question, passe l'appel, ne donne que son prénom et commande deux menus d'une voix assurée, salue son interlocuteur et raccroche.
 
— Ce restaurant fait partie de ton "organisation", demande Julie intriguée ?
— Non non, répond Carl d'un air amusé, je suis simplement un client régulier, disons même fréquent. Et l'organisation n'est pas mon organisation, ni celle de Gabriel d'ailleurs, il y a quelqu'un au-dessus de lui. Je ne sais pas qui, et je ne sais pas combien de personnes il y a au-dessus de Gabriel.
— Ca fait beaucoup de mystère, fait remarquer la jeune femme.
— La discrétion arbore souvent le visage du mystère pour tous ceux qui y font face. Il n'y a rien de mystérieux, juste des personnes qui veulent rester anonymes, considère ça comme de la pudeur, énonce t-il tout en finissant de balayer.
— Mouais, je n'arrive pas à savoir si tu es convaincu de ce que tu dis ou bien si tu ne sais rien à propos de cette organisation, fait espièglement remarquer Julie.
— C'est un peu les deux mon général... Ah voilà la livraison !
Les deux boites contenant les menus commandés sont échangées par un billet dans l'entrebâillement de la porte, et le barman revient avec les repas, la mine satisfaite, comme s'il avait déjà mangé.
 
Carl et son invitée s'installent à une table dans la salle vide, l'éclairage du plafond vient au secours de la lueur tombant du bar pour sortir la salle de la pénombre, un silence gourmand recouvre le début du repas et on n'entend pendant un moment que les baguettes cliqueter dans les contenants cartonnés. C'est Julie qui chasse la quiétude de l'instant en abordant le sujet suggéré par Carl un peu plus tôt.
— Alors mon avenir proche, discutons-en, que va-t-il m'arriver ?
Carl opine de la tête tout en fixant les derniers vermicelles de riz planqués au fond de la boite qu'il tente de saisir avec ses baguettes.
— D'abord tu vas suivre une petite journée d'information, il y a beaucoup à intégrer en peu de temps alors sois sérieuse.
— Oui Papa...
Carl sort le nez de sa boite et fixe la malicieuse.
— Et puis tu te coifferas, petite impertinente.
Julie adresse une grimace à son ami et replace leur échange sur le sujet qui les réunit ce midi.
— Bon sérieusement, une "journée d'information" ? Je vais comprendre d'où vient mon pouvoir ? ses limites ? Je vais apprendre des choses sur l'organisation dont toi et Gabriel faites partie ?
— Tu auras des réponses à certaines de ces questions, et il ne faudra pas hésiter à partager ton vécu, chaque expérience est une connaissance. Il faut te tenir prête à partir, ça peut être demain ou dans 3 mois, je ne sais pas t'en dire plus.
— Cette journée se passera loin d'ici ? le terme "partir" évoque un trajet assez long.
— Je sais où se déroulera cette journée mais je ne dois rien te dire de plus. De plus savoir où tu seras accueillie ne te servira à rien, ça te poussera juste à faire des recherches et tu ne trouveras rien de probant.
Carl affiche ce sourire satisfait de celui qui sait et prend ostensiblement plaisir à détenir un secret convoité, ce qui agace un peu Julie qui tente de n'en rien montrer. Elle reprend d'un air détaché :
— Eh bien je me tiendrai prête, je dois peut-être laisser mon numéro de téléphone pour être contactée ?
— Oui c'est le plus simple, je vais chercher de quoi noter.
Carl se lève et contourne le bar pour trouver un carnet orné d'une marque de liqueur, revient vers la table et le pose près de Julie, sort un petit crayon de sa poche et le tend à Julie en précisant :
— Tu peux n'écrire que ton prénom si tu veux cacher ton nom de famille, et tu peux aussi plier le papier afin de cacher son contenu. Alors seule la personne qui devra te joindre aura ton numéro.
Interloquée par tant de précaution, Julie couche son numéro sur le papier puis indique son prénom, détache la feuille du carnet et la plie en quatre.
— Julie, cette volonté de discrétion a pour but de te préserver. Moins il y a de traces de toi dans l'organisation, plus il te sera facile d'en sortir, ainsi si un jour tu décides de nous quitter tu pourras le faire rapidement et avec l'assurance que personne ne tentera de te courir après.
— oui vu comme ça c'est rassurant, confortable même, ça me plait, admet la jeune femme.
— ça me plait aussi, fait Carl avec un clin d'oeil. Tu devrais rentrer chez toi, tu n'as rien à préparer pour la journée qui t'attend, tu peux y aller les mains dans les poches. Est-ce que tu veux un café avant de partir ?
— avec plaisir oui, avoue Julie qui se détend et laisse filer la solennité quelque peu pesante des instant précédents.
 
Les deux cafés sont bus silencieusement, Julie n'ose pas poser à Carl les questions qui lui brûlent les lèvres : depuis quand est-il intégré à l'organisation ? quel est le but de cette organisation ? quel nom porte-t-elle ? Toujours silencieuse elle se lève, enfile son manteau et remercie Carl pour son accueil. Le barman devine son tourment et passe son bras autour de ses épaules en l'accompagnant jusqu'à la porte.
— Ne pense pas trop à tout ça, les réponses viendront, en attendant reprend ta vie normale et ne t'interdis pas de t'absenter, prendre des vacances ou voyager, j'espère te revoir ici régulièrement comme d'habitude.
— Oui je viendrai comme à mon habitude, la routine c'est la discrétion.
Ils se quittent sur ces quelques mots, Carl reprend le ménage de son bar et Julie retourne à son confort.
 
Passent quelques semaines banales où s'enchainent de longues et mornes journées de travail, instants précieux auprès de Carl, quelques sorties seule au cinéma et un week-end en famille. Julie conduit sa vie de manière banale, et après un lundi laborieux elle reçoit un appel masqué alors qu'elle traverse le parc pour aller au pub.
— Bonsoir Julie, fait une voix blanche, Gabriel m'a donné ton numéro, tu es conviée demain à suivre une journée d'information. Es-tu prête à partir ?
La jeune femme se fige sur place, comme assommée.
— Eh bien je...oui...demain...demain mardi je travaille, mais je peux retourner maintenant au bureau et m'organiser pour prendre une journée, bredouille t-elle tandis que son cœur cogne dans sa poitrine.
— C'est inutile, fait la voix autoritaire et monocorde, nous allons arranger ça. A quel endroit peut-on t'envoyer un chauffeur à 7h30?
— Un chauffeur, oui oui oui...
Décontenancée et surprise, telle une statue au milieu d'un parc public elle voit le monde bouger autour d'elle mais son temps s'est arrêté.
— On y est ma Juju, se dit-elle, allez réveille-toi, réponds quelque chose de cohérent.
Elle se racle la gorge pour rien puis propose un lieu de rendez-vous.
— Je serai à 7h30 sur le parking du cinéma, dans la zone commerciale sud.
— Très bien, le chauffeur t'y attendra. Ne parle de ça personne, sans exception.
La communication est coupée et Julie reste pantoise, elle décolle le téléphone de son oreille et regarde l'écran sans bien comprendre ce qui s'est passé. L'autorité de la voix n'a laissé que peu de place à la réflexion, Julie a juste eu la présence d'esprit de proposer un lieu de rendez-vous accessible en tramway à l'heure prévue et suffisamment éloigné de son appartement pour garder son intimité. Elle termine son trajet en marchant lentement, traverse l'avenue et pousse la porte du pub perdue dans ses pensées. Elle reprend ses esprits en saluant Carl puis se réfugie derrière un livre afin d'éviter toute discussion puisqu'il lui a été intimé l'ordre de ne pas parler de sa mystérieuse conversation téléphonique et de son programme de la journée à venir.
L'heure de la fermeture du pub venue elle s'enfuit chez elle, ne mange pas et se couche. A minuit le sommeil recouvre enfin le mélange d'appréhension et de curiosité qui a agité son esprit depuis ce fameux appel.
Le tramway la dépose dans la zone commerciale sud quelques minutes avant son rendez-vous, elle longe les facades des boutiques encore closes et atteint le cinéma, le contourne et découvre une camionnette blanche aux vitres teintées, seule sur le parking. La vitre de la portière gauche s'abaisse, la femme au volant se penche un peu au dehors et appelle Julie par son prénom.
— Julie ? Tu es à l'heure c'est parfait, nous partons tout de suite, monte.
Le chant de la voix souriante a effacé toute retenue chez Julie, elle fait le tour de la camionnette, s'installe sur le siège passager et boucle sa ceinture. La douce chaleur dans l'habitacle et le confort du siège finissent d'effacer toute crainte, Julie se sent étrangement bien avec cette femme. Il lui semble l'avoir déjà vue, maintenant qu'elle la voit de près cette impression se fait de plus en plus forte. La femme pose sa main sur la clé de contact, se tourne vers sa pasagère et la regarde avec un sourire engageant. Ce visage surgit de ses souvenirs, Julie visualise à présent l'endroit où elle a vu cette femme avenante.
— Vous connaissez Carl, observe Julie, je vous ai vue en photo dans son salon.
— Oui en effet, je connais Gabriel aussi, nous partageons tous le même secret. Allez en route, dit-elle en démarrant, je t'emmène au Havre.
— Le Havre ? mais c'est à cinq heures de route au moins, on va passer la journée sur la route !
— Non, le "Havre" c'est le nom que nous avons donné à l'endroit où nous nous réunissons, c'est de l'autre côté de la ville.
— D'accord, et qui est "nous" ? demande Julie ne plissant les yeux comme pour voir au travers d'une brume.
— Nous : Carl, Gabriel, toi et moi et quelques autres, nous les déviates.
 
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