Les déviates

...chapitre 7

Recroquevillée sur son canapé Julie tente de calmer la foule de questions qui tempête dans son esprit, elle est tour à tour séduite par l'évidente discrétion de ce groupe et retenue par le saut vers l'inconnu. Tiraillée entre des espoirs et des craintes elle garde un œil distant sur ce projet de nouvelle vie, elle se demande aussi ce qui lui a pris d'agresser Gabriel, cette impulsivité ne lui ressemble pas. Finalement la fatigue ralentit le carrousel des interrogations et Julie s'endort dans le creux de ses coussins.

A 7h10 son portable tinte depuis sa poche, elle ouvre lentement les yeux. Une douleur pénétrante lui ceint le front et il lui semble que sa tête soit deux fois plus lourde que la veille, chaque mouvement est un effort et la sonnerie de son portable lui fait l'effet de cris aigus au creux de ses oreilles. Le hurlement de l'alarme arrêté est remplacé par un sifflement continu, un acouphène incisif et monotone. Julie s'assoit et laisse tomber sa tête dans ses mains et ses coudes sur ses genoux pour retrouver ses esprits. Sa position courbée en avant et sa tête penchée au-dessus des ses jambes ouvertes lui apporte un vertige surprenant, elle scrute un moment le carrelage blanc crème sous elle et croit le voir se rapprocher par vague sans pour autant bouger. L'impression lancinante de chute en avant la fait se redresser et elle choisit l'appui sûr du dossier du canapé pour son dos, tout son appartement danse et se tord mollement autour d'elle, il n'y a plus une seule ligne droite et les contours des objets sont vaporeux.
Les yeux toujours plissés de douleur elle reste là un moment pour retrouver un repère, elle étend ses jambes et ramène ses mains l'une vers l'autre sur ses cuisses. Le dos des doigts de sa main droite vient se lover dans le creux de ses doigts gauches et ses pouces se touchent face à face, ses bras se posent sur ses côtes et elle prend conscience de la boucle formée par ses bras et ses mains comme un départ indiscutable du réel. Comme un parallèle organique et sensoriel à "Je pense donc je suis" Julie se dit " Je me ressens donc je suis". Elle patiente immobile quelques minutes, constatant que son état n'empire pas elle se rassure et elle reste assise dans cette position presque une heure, attentive à sa douleur. Elle envisage d'aller prendre une douche mais se lever lui parait une entreprise périlleuse tellement son décor tangue. La simple idée d'un petit déjeuner lui donne la nausée et elle porte rapidement son esprit sur autre chose, par exemple prévenir le bureau qu'elle sera en retard.
Elle retrouve l'appareil qu'elle avait laissé tomber sur le canapé et fait défiler sa liste de contacts pour s'arrêter sur celui intitulé sobrement "réception bureau". La tonalité laisse rapidement place à une musique d'attente criarde et Julie écarte le téléphone de son oreille en grimaçant. Une voix enfin jaillit du téléphone: 

— Legendre Expertise bonjour, Marina à votre écoute, que puis-je pour vous ?

—... Bonjour c'est Julie de la compta...J'appelle juste pour dire que j'ai un contretemps... Je serai là....vers 10h je pense...

Chaque mot dépasse les lèvres de Julie avec douleur, il lui semble devoir arracher ses idées à une mélasse brûlante et les formuler distinctement est un effort tellement grand qu'elle est tentée d'abandonner.

— Julie de la compta ? demande brièvement Marina. Je connais pas, je suis nouvelle ; bougez pas je demande à Estelle !

Julie a bien envie de lui expliquer qu'il n'est pas important qu'elles se connaissent, qu'il suffit de passer le message au service comptable mais elle n'a pas la force d'articuler la moindre demande argumentée. Marina se retourne et braille :

— ESTELLE ! J'ai Julie de la compta qui voudrait te parler !

Julie a l'impression qu'une longue vis vient de lui être insérée dans l'oreille, elle plisse les yeux, sa bouche s'ouvre et se tord, elle donne l'impression de pousser un grand cri silencieusement. Sa main tenant le téléphone se crispe sur l'appareil et presse sur le bouton latéral de verrouillage, ce qui met fin à l'appel. Julie n'a pas le courage de rappeler, elle espère que le message sera effectivement passé, puis avec lassitude elle se contrefiche de ce détail. Seules les vagues acides de douleur qui déferlent dans son crâne sont à considérer pour l'instant, elle décide d'aller chercher dans sa pharmacie de quoi réduire son calvaire.

Elle s'extrait de son canapé et se lève très doucement, cette nouvelle position apaise un peu l'afflux de sang vers sa tête, elle a moins mal mais les vertiges se font plus prégnants. Ses pieds glissent sur le sol jusqu'à la salle de bain, Julie n'allume pas la lumière, se souvenant de l'éclairage blanc habituellement adapté qui serait insupportable ce matin. Elle trouve la boite de paracétamol, gobe un cachet et retourne vers la cuisine pour boire un verre d'eau. L'effet de la molécule apparaîtra dans trois quarts d'heure, délai que Julie décide de passer dans son canapé en reproduisant la posture rassurante de ce matin, elle espère pouvoir dormir un peu pour éloigner ses sens de son environnement.
Le soleil fait son entrée en scène et il va falloir y remédier, la jeune femme se dirige vers la fenêtre et commande la fermeture du volet roulant. Le mécanisme grince un peu, fait descendre le rideau de pvc de l'autre coté de la porte vitrée et cache peu à peu le jour qui naît dans un bruit de frottement aigu. La lenteur du voile motorisé est un supplice, il semble ne pas vouloir arriver au bout de sa course et finalement se bloque à quelques centimètres du sol. Les demandes répétées de Julie sur la commande murale sont sans effet, elle laisse là l'engin récalcitrant et se tourne vers son canapé. Elle s'assied, étend ses jambes, les doigts de sa main droite retrouvent leurs voisins d'en face et Julie retrouve un peu de sérénité.

Elle a somnolé deux heures, deux heures de rêves semi-éveillés, torturés et agités, l'appartement est délicieusement silencieux bien que distante sa migraine est toujours présente et Julie n'ouvre pas tout de suite les yeux. Elle reprend le contact avec son corps, ses mains toujours posées l'une dans l'autre, ses bras allongés de chaque côté de son buste, ses jambes sont libres et légèrement ouvertes, tout son corps est apaisé. Il n'y a que sa tête qui soit toujours sous la tempête. Elle ressent de plus quelque chose d'inhabituel, un inconfort étrange, il lui semble que ses vêtements soient très serrés.

Elle se décide à ouvrir les yeux et le regrette aussitôt, le soleil transperce le volet roulant incomplètement baissé et mitraille la pièce de rais de lumière par les trous entre les lames de plastique. Ce peu de clarté qui entre dans son salon percute le fond des yeux de Julie, elle grimace et s'en accommode peu à peu puis son attention revient à ses habits. Elle porte toujours les vêtements de la veille, elle a trainé sa carcasse comme un zombie jusqu'à la salle de bain puis en est revenue sans s'arrêter dans sa chambre.

Son pull fin est plaqué à son buste, et dessous son chemisier colle à sa peau, elle ouvre ses bras et constate qu'elle a transpiré tant et tant que la sueur a profondément imprégné les tissus. Les cheveux de la jeune femme sont plaqués sur sa nuque et dans son cou, elle est trempée et collante, son front perle encore d'eau salée. Cette fois il lui faut une douche, c'est incontournable. Le trajet vers la salle de bain est de nouveau entreprit, à l'arrivée il faut retirer ses effets étroitement ajustés.

Toujours assiégée par la migraine elle n'a aucune envie de faire des efforts mais doit se contorsionner pour arracher son pull, le chemisier présente moins de résistance une fois déboutonné. Le soutien-gorge tombe mollement à ses pieds, elle ouvre son pantalon et le baisse à ses genoux. Elle se penche en avant pour finir de le retirer et cette position fait sourdre derrière son front une douleur folle, la pression sanguine a tout à coup augmenté dans sa tête, elle pousse un cri plaintif, les murs penchent de plus en plus et son regard se voile de blanc. Son nez laisse échapper un filet de sang, la panique l'assaille, elle ressent l'envie de pleurer alors qu'elle se sent tomber, puis elle perd connaissance.

Couchée sur le côté Julie repose paisiblement, son corps a coupé toute communication sensorielle et elle dort. Ses cheveux sont étalés sur son visage et sa respiration tranquille soulève régulièrement une mèche de cheveux engluée de sang devant son nez. Peu à peu les perceptions reviennent, elle est allongée à demi-nue sur le carrelage froid et c'est cette sensibilité qui la tire de sa torpeur. Sa cuisse, son ventre, ses seins et son visage goûtent la fraîcheur du sol avec délice, elle profite de ce doux coup de fouet quelques instants puis prend appui sur son coude pour redresser son buste. Assise, les deux mains au sol elle se traîne à reculons pour aller s'adosser à la cabine de douche, elle libère ses jambes toujours prises dans son pantalon baissé et rétablit le contact avec son corps de coton. Plus de douleur, nulle part, ne reste que la brume du réveil et au loin le souvenir de son épreuve. Apercevant les taches de sang au sol là où elle était couchée elle balaye son corps du regard, porte une main à son visage lorsque ses doigts glissent sur le sang poisseux et qu'elle distingue une mèche de cheveux collés. Avant de se lever elle retire ses chaussettes et sa culotte en n'utilisant pas ses doigts colorés de sang, elle s'accroche au bord du lavabo pour quitter le sol et apparait dans le miroir. Ses yeux explorent le reflet de son visage et de son front, ses mains parcourent son cuir chevelu pour déceler une éventuelle blessure, puis reviennent à son nez taché de sang, manifestement seule source d'hémorragie.
Son cerveau se remet à traduire les messages de son corps, la soif se fait sentir, et une petite douleur apparait sur son coude gauche. Elle joint ses mains sous le robinet du lavabo et guide le mince filet d'eau qui s'en écoule jusqu'à sa bouche. Elle se redresse et constate qu'à part son coude endolori suite à sa chute elle se sent bien.

Elle prend une douche, s'habille de vêtements souples et amples puis se coiffe, revient dans la salle de bain pour laver le sol et le bord du lavabo tachés de son sang puis se prépare pour rejoindre son bureau. Il est presque midi mais tout ressemble à une matinée normale, elle arrange sa tenue dans le grand miroir de l'entrée, extrait ses chaussures et son manteau du placard et se dirige vers la porte d'entrée.

Son arrivée au bureau est lunaire, aucun de ses collègues ne s'inquiète de la voir arriver à cette heure, elle s'assied à sa place devant le regard inexpressif des quelques personnes présentes. Julie marque un temps avant d'allumer son ordinateur, se demandant encore si une question ou une remarque dépassera d'un bureau voisin... Et comme rien ne semble avoir troublé l'ambiance du service, elle s'engage dans le traitement du premier dossier posé à sa gauche, comme au début d'une journée classique. Dans un sens le mutisme de ses collègue lui convient tout à fait aujourd'hui car elle n'a aucune envie de parler, ses tourments matinaux ont largement entamé ses réserves d'énergie et elle n'a pas la force d'expliquer ce qui lui est arrivé. D'ailleurs elle ne s'explique pas elle-même ses déboires, elle se repasse en mémoire ce qui aurait pu lui infliger un tel mal de tête mais n'en reconnait pas de cause probable. Elle se dit qu'il lui faudra consulter un médecin, il existe sans doute des examens capables de déterminer la raison de cette migraine, puis se dit que ça arrive à d'autres, que c'est peut-être juste la faute à "pas de chance".
Elle s'immobilise. La malchance ! Bien sûr, c'est le retour du bâton dont parlait Gabriel. Hier soir elle a usé de son pouvoir sur lui, et elle écope aujourd'hui. Le médecin et ses examens sont oubliés, Julie espère s'être suffisamment acquittée de sa dette et que tout ça soit derrière elle. 

Ses collèges se lèvent pour aller manger mais Julie reste à son bureau pour rattraper le temps perdu ce matin, en quelques minutes les bureaux se vident dans un grondement étouffé et ne résonnent ensuite que d'un léger concert de ronronnements d'ordinateurs. Le calme plat de la pause déjeuner est mis à profit par Julie qui peut se concentrer plus facilement que d'habitude et elle rattrape avec satisfaction une bonne partie de son retard. L'après-midi passe paresseusement, indolent comme un long soupir d'ennui. La fatigue rattrape Julie un moment avant de débaucher, l'heure venue d'abandonner sa journée de travail elle range son bureau sans conviction et enfile son manteau par gestes lourds. Le visage tombant elle descend dans la rue et arpente le trottoir en direction du pub de Carl, le vent frais ne lui fait aucun effet et la traversée du parc ne redonne pas d'allant à sa silhouette. La jeune femme usée arrive au pub, pousse la porte avec peine et reconnait Gabriel assis dans l'alcôve familière. Il a pris soin de ne pas s'assoir au fond, là où Julie a sa place habituelle, il la voit s'avancer et lui fait signe avec un sourire. C'est une Julie fantomatique qui s'échoue sur la banquette, dans un soupir mêlé d'accablement et de contrition elle verse son regard dans celui de Gabriel. Il devine son remords, et plein d'empathie il brise le silence.

— Allons droit au but, je n'ai pas joué franc jeu hier, je ne t'en veux pas pour ce que tu m'as fait et d'ailleurs tu sembles avoir déjà bien payé, qu'est ce qui t'es arrivé ?

— Une migraine des enfers, dit-elle d'une voix creuse. J'ai cru que ma tête était un volcan prêt à entrer en éruption, j'ai perdu connaissance dans ma salle de bain. Et ensuite plus rien, c'était fini, mais là je suis très fatiguée, fourbue comme après une nuit blanche.

— Bon, nous allons nous revoir demain alors, je vais demander à Carl de t'accueillir cette nuit, tu ne sembles pas en état de rentrer chez toi.

Pour toute réponse, Julie adresse un regard de poisson mort à son interlocuteur, monte les épaules et soupire en les laissant retomber.

— Va te coucher maintenant, tu as grand besoin de repos.

Ce qui est dit est fait, Carl apparait devant l'alcôve, tend la main à Julie qui s'appuie complètement sur lui, il la guide jusqu'à son canapé et pour la deuxième nuit consécutive elle s'endort toute habillée. Carl revient vers le bar et retrouve Gabriel qui regarde au fond de sa tasse de thé.

— Elle s'est effondrée, j'ai jute eu le temps de déplier le canapé et de sortir la couette, elle est presque tombée devant moi en ronflant.

— Elle n'a même pas remarqué que le bar était vide, elle a dû en baver aujourd'hui.

— J'espère qu'elle va tenir et qu'elle ne gardera pas de trace de tout ça, s'inquiète Carl.

— Elle a toujours tenu Carl, et ne doute pas de tes capacités. C'est vrai que cette fois-ci elle paye cher, c'est un peu ma faute je n'aurais pas dû la provoquer. La prochaine fois je ferai mieux, conclut Gabriel pensif.

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