Les déviates

...chapitre 6

Il est à peine 17h30, Julie a presque couru à travers le parc en sortant du bureau, comme pour conjurer les heures trop lentes de la journée. Elle fait trois grands pas, trotte, sautille et tente de reprendre une marche naturelle puis accélère de nouveau, pressée qu’elle est de découvrir qui est Gabriel et ce qu’il lui veut sans la connaître. Ce trajet passe vite, bien plus vite qu’une seule minute de sa journée de travail, la jeune femme n’a eu de pensée que pour ce moment et arrivée devant la porte vitrée du pub Julie s’étonne d’y être déjà. Elle entre dans le pub quasiment vide et Carl s’avance arborant un grand sourire.

— Tu es venue ! dit-il dans un souffle mêlant satisfaction et soulagement. Gabriel n’est pas encore là mais il viendra, en revanche il n’a pas dit à quelle heure, je t’invite à te faufiler dans ton repaire pour l’attendre.

— Je vais patienter impatiemment, répond Julie en s’arrêtant devant son ami. Un café et des gourmandises m’y aideront agréablement. 

— Je t’amène tout ça, installe-toi.

— Je règlerai mes consommation d’hier soir, je suis partie ce matin sans y penser et ça m’est revenu dans la journée.

— Depuis hier il est hors de question que tu payes quoi que ce soit ici Julie ! Et ne proteste pas poliment ce n’est pas un traitement de faveur, dit-il à voix feutrée.

— …Ah…Bon très bien je ne dirai rien, articule-t-elle faussement vexée.

Elle se dirige vers l’alcôve et s’installe avec plaisir sur la banquette souple, Carl ne tarde pas à  revenir vers elle avec un plateau rond où trône une tasse fumante et son cortège de biscuits du jour. Complètement dans son élément, elle déguste la boisson chaude et les biscuits tout en lisant, puis trouve le temps long. Finalement elle ne parvient pas à plonger dans son roman comme à son habitude car son esprit retourne régulièrement vers la rencontre à venir, elle lit sans lire, elle ne fait que regarder les mots.
En fait, elle a apporté un livre pour paraître naturelle mais son regard saute par-dessus l’ouvrage pour chaque personne qui fait battre le vitrage de la porte à son ouverture. Tout est alors inspecté à la va-vite : les vêtements, la posture, la démarche, le regard... Comme si elle pouvait déterminer l’identité de l’inconnu par ces quelques caractéristiques. Elle assiste à un défilé d'inconnus qui s'installent pour dix minutes et repartent vers leur soirée, une femme avec ses deux enfants commandant trois chocolats chauds, deux amis qui s'accoudent au bar le temps d'une bière. Julie n'avait jamais prêté attention à la clientèle du pub, sans doute parce que rien de particulier ne se détache de cette foule banale. Il n'y a là que des gens normaux, on rencontre là monsieur et madame tout-le-monde, on se salue poliment d'un mouvement de tête, on vient siroter un peu de douceur de vivre, on soupire d'aise et on s'en retourne à sa vie. Considérant ces passagers avec une attention nouvelle Julie remarque qu'ils lui sont familiers, ils sont son paysage et elle s'y reconnait, elle est elle aussi de cette foule d'inconnus. Oh celui-ci a regardé dans sa direction ! Julie se crispe et se tasse derrière son bouclier de papier, l’homme retire son chapeau, échange deux mots avec Carl et se tourne entièrement vers elle, fait un pas, puis un autre plus long, il s’approche. Julie tourne une page pour rien, surjoue l’intérêt pour son roman et tourne une autre page bruyamment. L'alcôve dans laquelle elle se sentait si bien il y a une minute ressemble à un piège à cet instant, plus l’homme avance plus la porte d’entrée s’éloigne et plus les murs se rapprochent. La bouche sèche, Julie pose son livre et ses mains à plat sur la table, son attention est entièrement portée sur l’inconnu. Le monde autour a disparu. Il s’arrête subitement, incline sa carrure d’athlète pour passer la tête sous la lampe qui surplombe la table et bredouille:

— Oh pardon, je croyais que la place était libre, depuis l’entrée je ne vous avais pas vue.

Et puis il disparaît prestement vers une autre place, laissant Julie interdite et presque étourdie, elle met quelques secondes à se défaire de sa stupeur et à se rendre compte de la situation. Elle se sent bête et recule dans la banquette, ses mains glissent et quittent le livre pour tomber sur ses genoux, elle expire longuement et librement. Une sensation de déjà-vu l’envahit, tout ce qu’elle voit et entend lui semble un souvenir, elle scrute son environnement et croit avoir prévu tout ce qui se passe. Elle chasse cette impression et tente de prendre du recul sur sa situation.

— J’ai peut-être placé trop d’attentes dans cet entretien, pense t-elle. Reviens sur Terre Juju, il n’y a pas de conte de fée. Ce Gabriel n’est pas mystérieux, c’est juste que tu ne le connais pas, c’est un humain comme les autres alors considère-le comme tel. Reprend le contrôle, tu n’as pas peur de lui.

— Je n’ai pas peur de lui ! se surprend-elle à articuler à voix haute. et immédiatement elle porte ses mains à sa bouche comme un enfant ayant dit une bêtise, quand une voix passe par-dessus la cloison qui la sépare de l’alcôve voisine où l’inconnu s’était installé:

— Fort bien mademoiselle, nous allons pouvoir discuter, fait la voix grave.

Julie reste de marbre tandis qu’elle entend son voisin se déplacer sur sa banquette, puis elle le voit sortir de son alcôve et se tourner vers elle.

— Gabriel ? tente-elle d’une voix pleine de doute.

— Bonjour Julie, puis-je m'asseoir avec toi ? Nous devons parler de toi et de ton avenir.

Percevant la surprise de la jeune femme il s’empresse d’ajouter :

— Oui, on se tutoie pour simplifier notre échange, et j’irai droit au but. Tu n’as absolument rien à craindre de moi, Carl m’a raconté ta réticence immédiate à me rencontrer et je comprends ton besoin de discrétion, nous sommes tous allergiques à l’ostentation.

— “Tous”? grimace Julie.

— Nous ne sommes pas nombreux, dit Gabriel en souriant, tu peux être la septième si tu te joins à nous.

— Me joindre à vous ? Il n’a jamais été question de ça ! Vous allez un peu vite, je ne sais rien de “vous tous” et je n’aime pas l’idée de partager...ce que je sais faire...avec d’autres.

— En fait nous te connaissons déjà pas mal, tu nous connais aussi, en quelque sorte, nous avons des traits de caractère en commun.

— Tiens donc, grince-t-elle en croisant les bras.

— Oui, tu es discrète mais tu sais agir lorsque le besoin s’en fait sentir, tu as un grand potentiel et tu sais que tu ne l’as pas encore utilisé pleinement, tu as parfois un grand besoin de changement et ensuite tu te demandes si c’était une bonne chose, tu soupèses chaque décision importante parce que tu n’aimes pas les imprévus...

— non mais vous plaisantez ?!... On croirait un horoscope, “l'effet Barnum” ça vous dit quelque chose ? Je n’aime pas du tout la tournure que prend notre échange, j’ai la sombre impression que vous vous moquez de moi. Je ne vais pas rester ici à écouter les platitudes d’un inconnu…

Elle ramasse nerveusement son manteau à côté d’elle, et en quelques mouvements de hanche elle s’approche du bout de la banquette pour fuir ce charlot suffisant, lorsqu’il reprend son énumération.

— Tu lis toujours la dernière page d’un livre avant de le commencer, tu rêves souvent que tu tentes de courir sur une route collante et poisseuse qui te ralentit, et surtout, hier tu as passé une journée atroce.

Julie s’immobilisa, clouée de stupeur sur la banquette.

— Comment vous savez ça ? s'inquiète-t-elle. Vous me surveillez ?

— C’est inutile, je t’ai dit que nous avions tous des traits communs, ces affirmations sont valables pour toi, moi, Carl et les autres. Je sais aussi par exemple que tu n’as pas d’addiction.

— Ah si ! Le café de Carl !

Le sourire revient aux lèvres de Julie, tout à coup satisfaite de pouvoir contredire ce Monsieur Je-sais-tout. Mais il ne bronche pas et se tourne vers la salle maintenant vide, fait signe à Carl pour avoir un autre café et ramène son regard dans celui de Julie.

— Tu as sans doute des questions, si je peux y répondre je le ferai sans détour.

— Qu’est-ce qui me prouve que vous êtes comme moi ou Carl ? 

— Te souviens-tu avoir dit tout haut que tu n’avais pas peur de moi ? Juste avant, tu as eu un sentiment de déjà-vu, et puis tu as prononcé ces mots sans le prévoir. C’est moi qui te l’ai ordonné, l’impression de déjà-vu indique que ta volonté est en train d’être “forcée”, maintenant que tu le sais tu pourras peut-être résister. C’est la seule fois où j’utilise mon pouvoir sur l’un ou l’une d’entre nous, excuse-moi pour cette intrusion dans ta volonté.

— Mais… Carl m’avait dit que ça ne fonctionnait pas entre nous… Et comment résister ?

— Ha ! C’est un filou, je pense qu’il a eu peur de toi, dit-il en affichant un sourire lumineux. Eh bien pour résister c’est assez simple à dire : lorsque tu repères l’impression de déjà-vu, accroche-toi mentalement à ce que tu avais prévu de faire, même une action anodine, faire tes lacets, marcher vers quelqu’un, écrire. N’écoute que ta volonté originelle, ça peut paraître bête de devoir se concentrer pour ouvrir une porte par exemple, mais l’astuce fonctionne. Carl m’a un peu raconté ce que tu avais fait à ton agresseur, cela dit sa version n’est que ce que l’homme a pu lui dire, c’est donc un peu vague, tu veux bien m’en parler ?

— Non je n’ai pas très envie de reparler de ça, j’ai été agressée, je me suis défendue, c’est tout. Dites-moi plutôt ce que vous me voulez. Carl m’a dit que vous seriez très intéressé par ce que je sais faire. Et comment vous savez que j’ai passé une journée affreuse hier ?

— Lorsque nous utilisons notre capacité, il faut considérer que nous trichons avec la vie, et nous subissons tous une malchance crasse quelques temps plus tard, le retour de bâton en quelque sorte. Cela dit c’est différent pour chacun de nous, de la même manière que notre pouvoir s’exprime un peu différemment, le retour de flamme est propre à chacun et généralement la poisse apparaît le lendemain. 

Gabriel se tourne une nouvelle fois vers Carl qui verrouille la porte de son bar, et l’invite à s’approcher.

— Carl, comment  s‘est passée ta journée ? demande-t il d’un air faussement interrogateur

— Mmm eh bien ce fut un lendemain classique: j’ai été démarché au téléphone une dizaine de fois par des vendeurs de panneaux solaires et de vérandas, un groupe est reparti avec la girafe à bière, et enfin toute une étagère de verres s’est écroulée mais je ne me suis pas coupé avec les morceaux donc pas de quoi me plaindre vraiment.

Gabriel revient à la jeune fille qui sourit à l’énumération légère que fait Carl de ses malheurs. 

— Voilà, c’est notre lot commun, certains appellent ça le karma mais c’est un raccourci malhabile, disons que c’est le prix pour avoir tordu une volonté ou infléchi le destin. Ensuite concernant l'intérêt que je te porte, eh bien il ne s’agit pas de toi précisément : Je suis toujours intéressé de découvrir une nouvelle personne partageant notre particularité, tout simplement.

— D’accord… et… c'est tout ? Non, vous ne vouliez pas juste me rencontrer pour papoter, ça n’a pas de sens. Ça ne va pas s'arrêter là, vous n’êtes pas venu juste répondre à mes quelques questions.

— Cette entrevue a pour seul but d’en savoir un peu sur toi, de vérifier que tu es bien capable de ce dont on parle depuis tout à l’heure, il nous est arrivé de faire confiance sans poser de question, par discrétion, mais on s’est mis le doigt dans l'œil plusieurs f...

Gabriel ne peut finir sa phrase et se raidit sur sa chaise, les yeux fixes comme s’il avait vu un fantôme. Sa main quitte lentement la table, son index se tend et se tourne vers son visage. Livide et grimaçant, il regarde son doigt approcher. Sa respiration paniquée chuinte au travers de ses dents serrées et ses yeux ne quittent pas son doigt tremblant. Il lutte de toute sa musculature qui jusqu’ici ne l’avait jamais trahi mais à cet instant il fait face à l’inexorable mouvement de son doigt. Les yeux grands ouverts Gabriel est acteur et spectateur d’un geste effrayant, son index chemine implacablement vers son œil droit pendant que le reste de son corps ne répond pas. Toute sa volonté ordonne à sa main de revenir sur sa table, à sa bouche d’articuler quelque chose à l’attention de Julie, mais il est incapable du moindre geste volontaire. Gabriel tient maintenant le bout de son doigt à quelques millimètres de son globe oculaire, il lui semble que seuls ses poumons soient libres de leurs mouvements et ces derniers ne s’en privent pas, un souffle bruyant et paniqué remonte de son buste.

— Vous allez littéralement vous mettre le doigt dans l'œil si vous ne déballez pas rapidement la raison profonde de notre entrevue, est-ce que vous allez me dire pourquoi vous vouliez me voir ? Pourquoi voulez-vous que je sois la septième de votre…groupe…

Le bas du visage de Gabriel se libère et il peut parler sans pour autant pouvoir se défaire de la menace de son doigt.

— Très bien très bien, on se calme… Libère-moi et je vais mettre les choses à plat… Tu es trop impulsi..

Le regard de Julie noircit, ses lèvres se pincent et le bout du doigt de Gabriel entre en contact appuyé avec son œil toujours grand ouvert lorsque la main de Carl vient couvrir le front de Gabriel. L’homme sous emprise relâche quelques muscles, dont ceux de son bras qui laissent sa main tomber mollement sur la table.

— Julie, vitupère la barman, on ne doit pas faire ça entre nous !

— Merci Carl, parvient à articuler Gabriel avant de sombrer dans un demi-sommeil.

Julie recule au fond de la banquette, la jeune femme est sidérée et ne peut prononcer le moindre mot et ne pourrait pas de toute façon pas expliquer son comportement, elle était une autre pendant un instant et seule l’intervention de Carl a pu stopper son emprise rageuse. Profondément et sincèrement désolée, elle est au bord des larmes, ses lèvres tremblent, ses doigts s’enlacent comme les bras de deux pieuvres combatives et son regard mouillé semble chercher des réponses dans la danse de ses mains nouées.

Le barman ne décolère pas et soutient Gabriel qui semble lutter pour ne pas dormir. 

— Julie, nous avons besoin de personnes comme toi, mais...mais ton comportement n’est pas convenable, Gabriel voulait te proposer quelque chose, je ne comprends pas pourquoi tu...Mais qu’est-ce qui t’as pris Julie !?

Gabriel reprend la parole d’une voix lourde et molle.

— Carl, tu lui donneras les instructions de son départ s’il te plait, et je vais avoir encore besoin de..

Il s’écroule sans finir sa phrase, voyant le doigt de Gabriel se rapprocher de nouveau de son œil, Carl est intervenu. L’homme à la carrure solide est avachi sur sa chaise, les bras ballants et le menton sur la poitrine, seule sa respiration calme fait onduler son buste.

— Je dois rester près de lui, annonce Carl, je ne peux pas te proposer de dormir ici puisque Gabriel passera la nuit dans le canapé. Est-ce que tu peux revenir demain soir ?

— Eh bien...oui...oui oui, bredouille la jeune femme.

— Si Gabriel est toujours là il exposera ses projets, sinon je le ferai et nous parlerons de ton départ. Si tu reviens demain soir ce sera pour nous suivre sans possibilité de retour, tu rencontreras d’autres personnes qui partagent cette capacité et ta vie va changer je te le promets. Si tu ne viens pas il sera considéré que tu ne souhaites pas nous rejoindre, il faudra alors ne plus revenir dans ce pub et ne plus nous approcher, nous ne devons plus avoir aucun contact et quand le hasard de nos vies fera croiser nos chemins à nouveau nous ferons notre possible pour nous éviter. Je t’annonce tout ça à la va-vite mais tu as quelque peu brusqué la programmation de la soirée, tu as jusqu’à demain soir pour prendre ta décision. Est-ce que tu as des questions ?

Les lèvres scellées, Julie fait non de la tête mais son regard perdu implore un éclairage. Carl penche la tête, son regard redevient doux et la jeune femme retrouve son barman.

— Julie, ce sera ta décision, tu as la possibilité de décider ce que tu feras de ce pouvoir. D’ici demain tu devras choisir de rester celle que tu as été jusqu’ici, ou bien d’exploiter ta capacité entourée de personnes de bon conseil. Je ne dois pas t’influencer alors je n’en dirai pas plus, je n’ai qu’un conseil si tu nous rejoins : ne refais jamais ça à l’un d’entre nous, il est primordial que nous puissions tous nous faire confiance, tu comprends ?

Julie acquiesce d’un minuscule mouvement de tête, ramasse son manteau et son sac, se tourne vers la salle et se lève silencieusement. Elle traverse le vieux parquet grinçant en fixant la porte, s’arrête à mi-chemin et sans se retourner adresse un timide “à demain”, comme une politesse de rigueur.

Carl ne répond pas tout de suite, il passe le bras de Gabriel autour de ses épaules et l'entraîne avec peine vers son appartement, d’une voix écrasée il envoie un dernier conseil à son amie.

— Soupèse bien ta décision, il te faudra…

Gabriel a marmonné quelque chose et Carl a retenu la fin de sa phrase. Comprenant que rien de plus ne sera dit Julie entreprend les derniers pas qui la séparent de la porte et sort dans la rue froide. Elle tente de faire le tri dans ses émotions et ses impressions mais n’y parvient pas, ne plus y penser n’est pas possible non plus, elle marche en laissant aller et venir ses idées. Elle marche machinalement en regardant le sol que ses pieds foulent à tour de rôle et ce mouvement libre a quelque chose d’hypnotique. Elle se rend compte que cet entretien ne lui a apporté aucune réponse, cette révélation lui fait relever la tête elle s'arrête sur le trottoir désert.
Le silence de la rue lui apporte alors cette écrasante question rhétorique : Rien ne l'attire dans cette nouvelle vie, mais après tout qu'est-ce qui la retient dans l'actuelle ?

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