Les déviates
...chapitre 3.Le trajet jusqu'au bureau se passe sans encombre, les transports en commun moissonnent des troupeaux de costumes monotones en traversant les quartiers périphériques et les vomissent sur les trottoirs du centre-ville, des centaines de semblables anonymes penchés sur l’écran de leur téléphone envahissent les espaces de vitres et de moquettes où chauffent des ordinateurs et des imprimantes.
Julie arrive à l’heure à son poste et n’attend pas de réponse à son “bonjour”, elle s’installe et reprend le dossier laissé la veille, s’y plonge consciencieusement, feuillette les factures fournisseurs d’une main et remplit des tableaux de l’autre pendant toute la matinée, rédige un rapport et finalement imprime un document garni de chiffres et de graphiques colorés.
Elle espère déraisonnablement voir se passer quelque chose aujourd’hui, n’importe quoi qui puisse bousculer la grisaille rigide de ce boulot, qu’un collègue lui parle d’autre chose que ce travail abrutissant, oh ce serait fou.
Elle passe de l’autre côté du couloir et rejoint l’imprimante qui a déjà accompli sa tâche au fond de son local sombre, ressort à la lumière du couloir pour vérifier son impression et fait voler son petit paquet de feuilles à la rencontre brutale d’un collègue qui arpentait le couloir en lisant lui aussi quelques documents. Le croisement confus de leurs excuses bafouillées ne s’arrête qu’au bout de quelques secondes, ils s’accroupissent alors en silence et entreprennent de ramasser les papiers éparpillés.
— Je ne t’ai pas fait mal ? je ne regardais pas où j’allais...
— non ça va, je vais bien.
— bon tant mieux, lâcha-t-il nerveusement une fois debout.
Il repart aussi rapidement qu’il est venu et disparaît après le virage que forme le couloir à quelques mètres du local imprimante. Un peu déboussolée Julie retourne à son bureau les bras chargés d’un paquet de feuilles mal alignées. Les pages ré-ordonnées sont pincées par un trombone et glissées dans une pochette bleue, en attente d’être transmises à une autre personne dans un autre bureau. Elle révise son désir d’animation en ouvrant machinalement un nouveau dossier, la secousse de l’imprévu ne vaut parfois pas mieux que le confort de l’habitude. Les documents fournisseurs défilent à nouveau sous les doigts de sa main gauche tandis que ceux de la main droite sautillent sur le clavier, un autre tableau se remplit de chiffres jusqu’à l’heure du déjeuner. Le jeune homme réapparaît au moment où Julie se lève pour sortir, il se tient dans le passage de la porte le regard rivé sur Julie. En une fraction de seconde elle reprend espoir, tout son corps s’illumine et elle lui adresse un sourire béat, il va lui proposer d’aller déjeuner, il va l’extraire pour une heure de la laborieuse morosité qui étreint ce petit monde , il va…
— il me manque un document, c’est toi qui l’a ?
Le ton sec du jeune homme immobilise Julie pendant ce qui lui semble une éternité, elle a le temps de le trouver séduisant, puis de le détester, de se dire qu’elle doit arrêter de rêver au prince qui l’emportera loin d’ici, elle a le temps d’imaginer une réponse polie et deux cinglantes à l’attention de l’outrecuidant, et de choisir celle qui la débarrassera le plus efficacement de ce jeune homme décidément à son goût mais diablement impoli et décevant.
— Mes affaires sont bien rangées, je ne l’ai pas vu, répond-t-elle d’un air le plus détaché possible.
Elle espère avoir été aussi adverse que lui afin de lui rendre la flèche glacée qu’elle reçut l’instant précédent mais il reste pensif, la main sur la bouche et le regard vers ses chaussures. Il reste dans la porte alors qu’elle finit d’enfiler son manteau par gestes brusques et elle doit passer de profil pour sortir. La colère emporte ses pas, elle rumine sa répartie trop fade, elle marche vite et lourdement le front en avant, puis s’apercevant qu’elle attire les regards elle assouplit sa démarche. Son long manteau retombe contre ses jambes, elle glisse ses mains dans ses poches pour s‘obliger à faire de petits pas lestes et elle relève la tête pour passer le sas d’entrée. Le vent froid dévalant le large trottoir se heurte à son visage et le pique partout à la fois, elle relève son col, s’emballe dans les battants de son manteau et les maintient alors qu’elle empreinte le trottoir pour trouver un restaurant.
Le restaurant japonais tout proche a la préférence de Julie, elle ne se lasse pas de la carte pourtant maintes fois visitée, mais aujourd’hui elle veut du changement, tant pis pour la salade de wakamé et ce petit dessert glacé à la fleur de cerisier dont elle oublie toujours le nom, elle dépasse donc l’établissement trop connu et choisit une brasserie sans originalité apparente. Elle s’arrête devant le pupitre présentant la carte, le vitrage composite qui couvre ce qu’elle veut lire a mal vieilli et elle peine à déchiffrer le menu derrière la plaque jaunie. Elle renonce en pensant au menu qui lui sera apporté lorsqu’elle se sera attablée et s’engage entre les deux fausses plantes qui bordent la porte en creux.
Après s’être installée et avoir parcouru le menu, elle commande le plat du jour, recule contre le dossier de sa chaise et regarde machinalement son téléphone en attendant d’être servie. Les articles d’informations sont vite évacués vers le haut de l’écran, Julie sait qu’il n’y a rien d‘objectivement intéressant parce que les médias suivent les modes et les ordres de leurs dirigeants comme toute entreprise qui cherche naturellement le profit. Aucun intérêt donc d’examiner tel ou tel gros titre qui sera balayé par un autre plus rutilant demain ou dans la journée même. Mais dans cette cacophonie insipide d’actualités elle trouve des oasis intellectuels, puisque la mosaïque du fil d’actualités qui lui est proposé est orchestrée par ses habitudes de navigation, les articles traitant de science ou d’art parviennent parfois à percer. Aujourd’hui rien de solide à se mettre sous la dent avant le dos de cabillaud au beurre blanc qui devrait arriver d’une minute à l’autre, rien qu’une lourde macédoine de ragots et rumeurs, les déboires sentimentaux d’une star éphémère et un sondage présentant le pourcentage de personnes prêtes à voter pour un encravaté souriant. Dans un soupir, Julie range son téléphone et dépose son regard sur la rue fourmillante, le manège des passants l’hypnotise et l’apaise un moment et lui fait oublier le brouhaha poli de la salle du restaurant. Elle sort de sa torpeur au moment où le serveur approche avec une assiette dans chaque main.
— votre plat du jour mademoiselle, dit-il en repartant aussitôt vers une autre table.
— merci, souffle-t-elle en suivant du regard l’assiette qui se pose devant elle.
La pièce de vaisselle blanche abandonnée par l’homme pressé présente des proportions étonnantes : le bord plat et légèrement incurvé est bien plus large que le creux situé au centre, l’assiette ressemblant à un chapeau capeline retourné est pleine mais chiche. La portion de dos de cabillaud nage dans une sauce jaune et huileuse, une tête de persil frais mais fatigué semble vouloir rejoindre le bord de l’assiette à grand peine et l’ensemble n’est pas aussi chaud que Julie l’aurait souhaité en cette saison. Enfin la première bouchée parachève la déception de la jeune femme tant la basse fadeur de la préparation lui rend presque pénible l’idée de finir son assiette. La faim lui intime l’ordre cependant de ramasser jusqu’à la dernière goutte de sauce à l’aide de morceaux de pain, et constatant que son ventre ne réclame plus, elle se redresse et s’étire un peu en arrière, son dos retrouve le dossier et son regard la rue. Le serveur toujours pressé revient s’enquérir de l’appétit de Julie et lui propose de prendre un dessert, invitation qu’elle décline mais demande un café.
— Bien madame, répond-t-il d’un ton obséquieux.
La boisson ébène fumante arrive rapidement mais n’est pas accompagnée de cookies comme chez Carl. De ce manque naît l’envie de voir rapidement finir cette journée hideuse et d’aller se cacher au fond du pub, en sirotant le café de Carl. Haa le café de Carl, rêveuse elle enserre la petite tasse chaude dans ses deux mains et en porte le bord à ses lèvres ce qui met immédiatement fin à sa rêverie, le jus noir est tellement acide qu’il déforme la bouche de Julie. Elle repose sa tasse doucement comme s’il s’agissait d’un produit dangereux et décide d’arrêter là le désastre, elle demande l’addition qu’elle sait de toute façon trop lourde, paie et sort rapidement.
Retour au trottoir, le froid, le mouvement de la rue, bientôt le bureau, et à l’horizon de ce monde engourdissant, rien… Prenant conscience de cette vacuité, Julie s’arrête, les passants la contournent mollement comme l’eau le ferait autour d’un rocher au milieu d’une rivière, puis elle reprend sa marche en se parlant intérieurement.
— Bon alors ma Juju, tu passes une journée détestable mais ne te laisse pas aller à la tristesse, fais le point, pose les choses devant toi et regarde-les droit dans les yeux. Voyons, tu as un boulot, ça c’est bien, il est difficilement supportable mais ça te permet de remplir le réfrigérateur. Ton appartement est situé dans un quartier calme... et hideux.
Elle cherche d’autres raisons de voir la lumière à travers la brume collante du moment mais trébuche à chaque fois sur la réalité. Tout lui pèse, elle peut ressentir le poids engourdissant des vicissitudes de sa vie sur la moindre parcelle de son corps et de son âme. Sans le vouloir Julie ralentit sa marche, ses pas se faisant de plus en plus courts jusqu’à poser un pied juste devant l’autre, la tête basse elle tangue doucement et semble flâner sans but. Elle s’arrête devant le bâtiment de béton blanc abritant son bureau, considère l’établissement un instant en se tordant le cou comme si lever la tête était un effort, et entre d’un air résigné. Le moral ne revient pas durant l’après-midi, Julie a beau tenter de se noyer dans ses chiffres et ses tableaux pour envoyer ses idées noires par le fond, son esprit retourne toujours examiner tout ce qui plombe ses espoirs de douceur de vivre. Ne reste qu’un phare au loin : le pub de Carl, plus que quelques heures à brasser des papiers garnis de colonnes de résultats et elle pourra s’échouer sur la banquette arrondie. Elle replonge dans ses documents et enfin les chiffres défilent entre ses mains en un flot continu et hypnotique, l’effet tant recherché apparaît enfin : le temps n’est plus et les deux heures restantes filent comme l’eau.
Ce soir, hors de question de faire la moindre minute supplémentaire, Julie est debout à 17h32, elle presse le bouton de son ordinateur de son doigt tendu qui surgit de la manche de son manteau, aligne vaguement les piles de documents à traiter le lendemain, repousse sa chaise contre son bureau et s’engouffre dans le couloir qui mène à la sortie. Son envie d’être étreinte par la chaleur capiteuse du pub de Carl l'entraîne rapidement jusqu’au parc qu’elle traverse à grands pas. En passant sous les marronniers elle regarde la grille, arrivée à la grille son regard s’accroche à la devanture faiblement éclairée du pub, enfin en accédant à la porte vitrée barrée d’une poignée cuivrée elle scrute le fond de la salle et adresse une œillade amoureuse à sa tanière, son oasis tamisé. Elle entre et s’approche de Carl occupé derrière le bar à essuyer et ranger quelques verres, se perche sur la pointe de ses pieds et s’avance comme elle peut sur le bar haut, Carl s’approche et s’accoude pour recueillir la confidence de Julie.
— Bonsoir Carl, ce soir ce sera double dose de crème sur un grand café noir, et je vais avoir besoin de quelques cookies, réclame-t-elle d’un sourire affamé.
— Navré Julie, ce soir je n’ai pas de cookies, dit-il d’un air navré… J’ai fait des biscuits à la cannelle.
Le clin d’œil de Carl se heurte au sourire réprobateur de Julie, satisfait de son effet il enjoint à la jeune femme d’aller l’attendre dans l’alcôve familière. Elle retombe sur ses pieds, tourne les talons et marche en sautillant jusqu’à son antre. La lassitude collante de la jeune femme s’est déchirée dans le vent froid et n’a pas pu suivre Julie au-delà du parc. C’est le cœur léger qu’elle est entrée dans le pub de Carl, elle remarque ce contraste et constate qu’elle doit opérer un changement radical dans sa vie. Quelque chose cloche, et ce quelque chose prend effet à la fin du petit déjeuner et ne s’efface que dans le vent du soir. Julie se met à rêver d’un nouveau départ, un autre boulot dans une autre ville, un monde neuf et donc radicalement différent de celui-ci, attendu et monotone. Ce soir elle fait ce constat avec le sourire, comme si la décision de partir était prise et que toute cette tristesse s’était évaporée.
Le café arrive sur un plateau, accompagné d’une rangée de biscuits et d’un petit pichet de crème.
— Je vous laisse tout Julie, servez-vous, et faites-moi signe quand votre tasse est vide.
— Carl vous êtes un ange, vous allez me manquer.
— … Mais comment ça ? vous partez ? quand ?
— Je ne sais pas encore, je viens juste de décider d’aller voir si l’herbe est plus verte à la campagne.
— Ah très bien, la ville n’a pas réussi à vous adopter, je peux comprendre, dit-il pensif. Avez-vous un projet précis ?
— Non non, il me faut un nouvel horizon tout simplement.
Elle marque une pause et avoue sa lassitude.
— En fait je pense que je pourrais trouver ma place dans cette entreprise, il y a d’autres postes qui m'intéressent, mais l'investissement et le temps que ça va me demander me découragent. Pour tout dire je baisse les bras, je veux juste commencer autre chose, ailleurs…
— Bon, pour l’instant vous êtes devant un café qui attend sa crème, et des biscuits qui attendent d’être mangés, je compte sur vous pour leur régler leur compte, ça c’est un projet précis, accessible et réalisable rapidement.
— A vos ordres monsieur ! dit-elle en se redressant.
— Je veux relire le livre que vous m’avez prêté, donc vous ne pouvez pas encore me quitter, dit-il avec un clin d'œil.
— Non non Carl, ça ne me retiendra pas, je peux vous l’offrir par exemple. Cela dit, il faudra que vous me disiez ce que vous en avez pensé, la fin principalement : le chevalier qui se jette dans le vide, qu’est-ce que ça signifie pour vous ?
— Mmmm pour moi c’est une image du lâcher-prise total, c’est la fin de son voyage, il a passé sa vie à contrôler son image et au bout de son périple, enfin débarrassé de son armure, il lui reste un dernier geste pour être libre : il doit lâcher prise sur sa quête elle-même.
— Oui, la montagne qu’il gravit est l’image de sa quête, finalement arrivé en haut il se rend compte qu’il doit aussi lâcher la montagne. J’ai compris ça comme ça moi aussi.
— C’est un livre qui ouvre l’esprit et la discussion, je dois retourner au bar : les affaires reprennent.
Il laisse la jeune femme et retourne rapidement à son bar pour accueillir un groupe de jeunes hommes rieurs et bruyants. Julie a bu son café-crème mais n’en a pas réclamé d’autre, elle grignote les biscuits à la cannelle en tirant des plans sur la comète, elle s’imagine ouvrir un salon de thé sur la place d’un petit village, puis devient écrivain, puis institutrice. Elle voyage longtemps intérieurement, la duveteuse cacophonie des clients s’est estompée et les frottements des chaises se sont éloignées, Julie est seule avec ses rêves à présent. Julie est vraiment seule en fait, le bar s’est vidé imperceptiblement et la jeune femme sort de sa méditation pour poser le regard sur une salle vide, à l’exception de Carl qui balaie le plancher. Il s’arrête comme elle promène son regard hébété sur les tables hérissées de chaises retournées.
— Ah Julie, je vais fermer...
— mais? quelle heure est-il ? combien de temps j’ai… Peu importe, je vais vous laisser Carl, il doit être tard.
— Pas de panique, si je vous ai laissée à vos songes c’est que ça n’est pas un problème, il vous fallait décompresser et je crois que c’est fait, dit-il réjoui.
— Oui c’est vrai, oui… Merci Carl… Bon, à demain ?
— A demain, répondit-il d’un air entendu.
Julie passe la porte sans l’ouvrir complètement, et la retient derrière elle afin qu’elle ne claque pas, le bruit de vitre secouée l’insupporte. La nuit s’apprête à avaler la ville, le ciel est orange entre les immeubles et laisse présager un paysage féérique sur la campagne, la rue est vide et la silhouette de Julie défile devant les vitres du bar pour disparaître quelques secondes plus tard. Carl finit de balayer le vieux parquet buriné, il ramasse ensuite la tasse et l’assiette laissées par Julie, les dépose dans le lave-vaisselle qu’il met en marche, vérifie d’un regard panoramique le bon ordre de son bar puis s’approche en baillant de la porte pour la verrouiller.
Il entend une personne courir dans la rue, les souliers qui frappent le pavé du trottoir viennent par ici, Carl s’approche de sa porte vitrée pour voir ce qui se passe, la main sur le verrou. La seconde d’après Julie pousse la porte violemment et Carl s’écarte pour laisser entrer une jeune femme essoufflée et affolée, visiblement en proie à une grande frayeur. Tremblante, les yeux écarquillés et larmoyants, elle souffle :
— Carl, il faut me cacher !