Les déviates

...chapitre 2.

Julie est chez elle, adossée à sa porte verrouillée, les yeux clos. Elle reste là un moment pour digérer l'événement et retrouver son souffle après avoir arpenté la cage d'escaliers plus vite qu'elle ne l'avait jamais descendue. Elle est déjà passée par ce genre de situation oppressante, bien des fois elle a pu esquiver ou fuir sans se confronter vraiment à la violence. Elle se dit qu’elle devrait s'habituer, et une seconde après qu’il est hors de question que ce genre de situation tombe sous le rouleau compresseur de l’habitude. Elle a su gérer l’agression calmement et efficacement, l’homme n'a pas compris ce qui lui arrivait, il ne l’a même pas vue s’éclipser et il est peu probable qu’elle le revoit de sitôt.

Elle sait qu'il lui est facile de se débarrasser de ce type d’individu, mais elle ne peut empêcher la colère d'embraser son esprit et elle se dit parfois que le prochain paiera plus durement et pour tous les autres agresseurs d’ici et d’ailleurs. Le feu de la colère s’assagit rapidement, elle espère juste ne plus jamais revivre ça et reconnaît que la haine ne résoudra jamais ce vaste problème. Sans pouvoir être oublié, l’évènement n’occupe déjà plus son esprit, elle sait que c’est terminé et qu’elle n’a plus rien à craindre de cet ignoble personnage.

Elle veut prendre une douche maintenant, son dos quitte la porte dans un mouvement ondulant et elle se dirige vers la chambre. Ses vêtements sont mollement abandonnés sur le lit et la salle de bain l'accueille dans une lumière blanche un peu forte. Julie n'engage que sa main droite sous le jet car l'eau chaude se fait longtemps désirer, puis, lorsque la température de l'eau est à sont goût elle se glisse sous la pluie artificielle et ne peut contenir une profonde expiration de plaisir.

Autant qu’elle se souvienne, Julie a toujours su qu’elle avait cette capacité étrange de pouvoir commander à une personne qui se tenait suffisamment proche d’elle. N’ayant jamais rencontré ce don chez une autre personne et n’en ayant jamais entendu parler, elle préféra toujours la discrétion à ce sujet. D’une manière générale, s'il est un adjectif pour décrire Julie, c’est bien celui-ci : discrète.

Ces premiers essais furent hasardeux, la plupart de ses “victimes” avaient un comportement erratique, comme s’ils étaient proches du malaise et Julie les relâchait rapidement. Elle faisait toujours ses essais avec des inconnus et ne tenait jamais longtemps sa cible parce qu’elle devait rester immobile pour maintenir le lien, ce qui faisait qu’elle aussi avait un comportement étrange, telle une statue à côté d’une personne qui visiblement avait besoin d’aide. Très tôt elle pu expérimenter cette aptitude avec ses camarades de classe et elle eut tout de suite l’intelligence de ne jamais en abuser afin de ne pas être découverte, malgré la curiosité piquante la tentant d'aller plus loin, ou de jouer plus longtemps avec sa victime. Grâce à ces précautions elle put apprivoiser cet étrange pouvoir et aujourd’hui elle peut diriger une personne pendant quelques secondes tout en lui parlant ou en marchant, ce qui invisibilise sa manœuvre bien plus efficacement. Elle a évidemment utilisé ce don pour tricher, en sport par exemple, mais jamais très longtemps, rarement et toujours dans une configuration différente sans quoi la supercherie aurait été rapidement dévoilée. Sans pour autant être explicable, une triche régulière serait évidente et mettrait à mal la discrétion à laquelle Julie tient tant. Toujours pour cette même raison, il lui fallait n’utiliser cette capacité que lorsqu’elle était seule avec la personne dirigée tant qu’elle ne saurait pas pratiquer plus sournoisement.

Elle en a pourtant usé au collège devant un petit public pour se sortir d’une situation angoissante. Elle se souvient avoir été prise à partie par une peste qu’elle ne connaissait que de renommée, cette dernière se disait victime d’un ragot insultant et avait entrepris d’intimider chacune des collégiennes qu’elle dépassait d’une tête afin de découvrir l’origine de la rumeur. Son tour venu Julie fut acculée et puisqu’il lui parut évident que discuter du bien fondé de la méthode d’investigation ne serait pas bien perçu, elle ne laissa pas le temps à sa camarade brutale de la malmener Julie ne maîtrisait pas encore bien ce don, néanmoins elle voulait faire quelque chose, pour elle et pour les autres. Voulant simplement l’empêcher d’ouvrir la bouche, elle ne put que perturber les mouvements de la mâchoire et de la langue de l’insupportable tyran, ce qui malgré tout eut son petit effet puisque cette mauvaise camarade ne put sortir que quelques mots mâchouillés. Sa deuxième tentative fut tout aussi incompréhensible et ridicule, elle abandonna, rouge de honte. Julie tint un rôle probant, immobile pour canaliser son pouvoir, tout comme si elle était tétanisée par la peur de sorte que personne ne put soupçonner l’origine du désagrément vécu par la brute. L'incident s'évanouit rapidement, l'attroupement s'évapora et Julie revint passivement à l'anonymat.  Le plaisir sadique de harceler ensemble une innocente se changea en friandise pernicieuse dans l'esprit des comparses à voir la déchéance de leur reine déjà abandonnée. La cruauté est omnivore.

Ces souvenirs reviennent parfois lorsqu’elle s’abandonne à la rêverie, comme en ce moment sous la douche. L’eau est délicieusement chaude, un peu brûlante même, elle reste immobile sous le jet, les bras ballants et le nez en l’air, la lassitude de sa journée semble fuir comme l’eau ruisselant sur son corps. De longues minutes s'écoulent aussi fluides que l'onde sur ses épaules avant qu'elle ne se décide à sortir de la cabine embuée. Elle se sèche, sa petite salle de bain est baignée de vapeur et elle doit passer la main sur le miroir pour dégager la vue, elle se coiffe d'une main puis quitte ces tropiques de céramique et de verre. Le contraste de température entre la salle de bain et la chambre est un autre plaisir, l’impression d’air frais la revigore et elle enfile un pyjama prestement.

La soupe fumante est doucement bue, du bout des lèvres d’abord, et après avoir soufflé dessus Julie peut en prendre une gorgée, puis repose son bol à côté de la télécommande qu’elle prend pour choisir ce qui pourra la divertir ce soir. Ce sera un documentaire animalier, Julie pose la télécommande, finit sa soupe et échange son bol vide pour son verre de vin, replie ses jambes sur le côté et tire à elle une couverture épaisse. Elle soupire d’aise en trouvant une position plus confortable dans son canapé, les images lentes d’un papillon sortant de sa chrysalide sont apaisantes et le vin qu’elle sirote participe à blottir peu à peu son esprit dans un nid de coton. Elle pose son verre vide et recule mollement sous son abri, elle hésite à aller au lit et se dit qu’elle peut bien tenir jusqu’à la fin de ce joli reportage. Elle s’endort quelques minutes après cette décision. Au milieu de la nuit, une porte qui claque sur le palier la réveille, elle ne regarde pas l’heure, ramasse son téléphone et va rejoindre son lit en gardant sa couverture sur les épaules.

7h10, la sonnerie du réveil lui hurle de se lever, elle dégage à contre-cœur la couette et s’assied au bord du lit pour enfiler ses pantoufles, se lève et atteint l'appareil criard posé à bonne distance du lit pour enfin le faire taire. Elle avait pris l’habitude de laisser le soir son téléphone assez loin du lit pour devoir se lever afin d’arrêter la sonnerie, si elle gardait cet appareil à portée de main elle pouvait l’éteindre sans trop bouger et sans même se réveiller vraiment, ce qui l’avait quelquefois mise en retard. L’astuce est rude mais efficace et elle peut prendre son petit déjeuner sans se presser.

La machine à expresso crachote la potion magique de Julie dans une petite tasse pendant que le pain de mie bronze dans le grille-pain, et une corbeille de fruits disposée au milieu de la table attend que le petit déjeuner s’y installe pour y prendre part. La pièce est maintenant habitée de parfums plaisants et Julie s’assied avec son café et ses deux tranches de pain de mie grillées, choisis une banane et profite doucement de chaque bouchée et de chaque gorgée de ce repas matinal. Tout est calme, et comme pour retarder les premiers bruits elle marche silencieusement vers sa chambre, choisis des vêtement qu’elle pose soigneusement sur son lit puis va vers la salle de bains. Elle jette de l’eau fraîche sur son visage, se lave les dents, s’habille et se coiffe. Revenue au salon elle considère son couvert laissé sur la table basse la veille en maugréant, il lui est très confortable de se laisser manger par le sommeil en ne prêtant aucune attention au bon ordre de son appartement, en se disant qu'elle rangera le lendemain. Le lendemain est là et la Julie de ce matin a quelques reproches à faire à la Julie d'hier soir.

— C'est encore moi qui range ta vaisselle, se dit-elle à elle-même.

La vaisselle est faite malgré tout et la satisfaction d'avoir un appartement bien ordonné efface son agacement, Julie contemple son salon propre et s'assure d'un retour ce soir dans un foyer rangé et accueillant.

Elle arrange sa tenue dans le miroir de l'entrée et la voilà prête à s’arracher à son confort, elle enferme ses pieds dans ses chaussures et enfile son grand manteau, vérifie le contenu de ses poches en marchant vers la porte d’entrée, la passe et s’assure qu’elle est bien fermée. En sortant de son immeuble elle repense à l’homme abject de la veille, elle hésite à changer de trajet pour quelques jours au cas où il reviendrait traîner ses idées répugnantes dans ce bus, puis elle se dit que ce n’est pas à elle de changer son comportement.

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